Il était une fois...
41 auteurs présents à la 52e Journée Dédicaces de Sciences Po, organisée par le Bureau des Elèves et la défunte association "Les Lettres Perçantes" le 4 décembre 1999, se sont prêtés au jeu du "cadavre exquis".
Le principe ? Chaque auteur écrit la suite de l'histoire, en ne lisant que la contribution précédente. Contrainte plus ou moins librement respectée par chacun !
C'est feu l'historien Jean Favier qui a ouvert le bal, qui mènera de la marquise... au carpe diem.
Propos recueillis par Mathias Daval et Jeanne Jattiot.
« sortant à cinq heures »
Eric NguyenHistorien, essayiste
« seul nous sauvera l'amour, la tendresse n'a pas de fin
les fleurs jailliront toujours sur les charniers... »
Edouard ValdmanEcrivain, journaliste
« Je ramasse les mots cailloux du chemin sans connaître celui qui les a posés, sans savoir ce qu'ils ont à dire, les mots accumulés, montagne d'incertitudes... inébranlable »
François de ClosetsJournaliste, écrivain
« L'histoire doit tout de même avancer. Elle a nécessairement un sens, qui, lui, est tout à fait inaccessible... Introduisons un personnage ! Ce ne sera pas Joseph K., mais Lucien W.
Il se prépare à se coucher, il a une chaude bouillotte pour l'aider à s'endormir... A vous, la suite. »
Philippe Moreau-DesfargesPolitologue
« Son chien se couche à ses pieds et s'endort. Tout à coup un bruit étrange. Le chien gronde. L'homme se réveille. Une sueur d'angoisse coule dans son dos. Il frémit. Les portes grincent. Les pas se rapprochent. Que se passe-t-il ? Que lui veut-on ? »
Marie-Christine KesslerPolitologue
« Il se demande s'il est vraiment réveillé ou si un rêve se poursuit. Les idées se mêlent dans sa tête, souvenirs, angoisses, projets. Et la lumière s'allume. Plus de doute, ce n'est pas un mauvais rêve mais une visite inattendue. »
Bernard StirnJuriste, haut fonctionnaire
« Pourtant, il s'était trompé. Pourquoi cet effroi ? Pourquoi cette sueur ? Sur son magnétophone finissait la plus angélique, la plus émouvante des musiques. Schubert et son quintette avec 2 violoncelles. Se serait-il endormi pendant cette musique des profondeurs ? Ou aurait-il plongé si profondément en lui-même qu'il n'avait pu qu'avoir honte de ce qu'il y avait découvert ? De toute façon, il lui fallait décidément commencer vraiment sa journée... »
Alfred GrosserPolitologue, historien
« Il se tourna vers moi pour me demander d'éteindre le téléviseur. Il ne se sentait pas la force de s'arracher aux images de Fashion TV qui accompagnaient si bien cette musique dont, formé à Sciences Po, il savait reconnaître la beauté mais qui, à vrai dire, l'ennuyait un peu. Il devait se rendre rue Saint-Guillaume à ce qu'on appelat naguère le "sciences po day" pour assister un vieillard, auteur de nombreux livres, qu'on avait installé au dernier étage parce que c'était là qu'il faisait le plus chaud. »
Alain-Gérard SlamaJournaliste, essayiste
« Arrivé là-haut, il reconnut dans la salle de signatures une vingtaine de ses principaux ennemis : l'infâme A., le hideux Z., l'implacable X... Il soupire. Comment tiendrait-il le coup pendant des heures sous le regard ironique ou haineux de ces patibulaires ? Heureusement, il reconnut dans la salle les beaux yeux de Solange Dandillot. Ce fut une embellie... »
Michel WinockHistorien
« Mais l'embellie fut de courte durée. Le tonnerre se fit entendre et surgissait la satanique Marie aux yeux de braise »
Jean-Pierre AzémaHistorien
« Elle se fit douce, convaincante... et même citoyenne "à quand le partage entre hommes et femmes du pouvoir démocratique ?" Effaré, il la regarda longuement. "Etes-vous vraiment une femme ?" lâcha-t-il, s'éloignant déjà... »
Gisèle Halimi †Avocate, femme politique
« Mais François Mitterrand n'était pas ce qu'il paraissait être. Machiste d'apparence, séducteur à la hussarde, il n'était pas toujours aussi grossier. Gisèle Halimi en témoignait, parfois. »
Edwy PlenelJournaliste
« quant au perroquet, il continuait de garder son quant à soi, se demandant si ce qu'il venait d'apprendre de la souche d'un trotsko-peguyste valait ce qu'il allait oublier. »
Eric FottorinoJournaliste, écrivain
« Comme disait si justement Paul Valéry : "un écrivain véritable est quelqu'un qui ne trouve pas ses mots. Alors il les cherche. Et il trouve mieux." »
Jean-Marie RouartRomancier, essayiste
« mais un contradicteur de Paul Valéry, qui voyait les choses mieux que lui, disait qu'un écrivain véritable est celui qui n'a pas besoin de chercher ses sujets ni ses mots. Le complexe de la page blanche ne vient qu'à l'imposteur »
Chantal DelsolPhilosophe, historienne
« mais il avait confiance en lui. Il avait derrière lui de solides études, et surtout un parcours sportif hors du commun. Il était donc prêt à affronter tout ce qui pouvait se présenter. »
Thierry Roland †Journaliste sportif
« Ce qui se présenta, hélas ! était tellement affreux qu'il prit la fuite et se signa... »
Ghislain de DiesbachEcrivain
« avant de s'agenouiller devant le cadavre de l'académicien »
Jean RistatPoète, éditeur
« elle ouvrit le dictionnaire pour vérifier deux ou trois bricoles »
Dominique SylvainEcrivain
« Mais le dictionnaire ne lui apprit rien. En revanche, se retournant, elle vit dépasser de derrière le canapé une paire de pieds dont l'un était déchaussé, et, se penchant davantage, un bout de boyau sanglant sortant du pantalon ouvert... »
Maud TabachnikEcrivain
« Ce n'était vraiment pas le moment pour ce genre de plaisanterie ! Elle sortit du placard de l'entrée une couverture militaire qu'elle conservait de ses années héroïques. Puis elle se précipita dans la cuisine, sortit les oeufs, la crème fraîche et le curry et battit le tout frénétiquement. »
Geneviève BrisacEcrivain, éditrice
« Il lui faudrait encore se débarrasser de ce pli cacheté dont, à l'avenir, elle n'aurait que faire. Elle observa une dernière fois le prénom.
Mais revenons à notre omelette. »
Arnaud CathrineEcrivain
« une allumette au gaz - la flamme est bleue - tout en haut, elle est jaune, et lui chauffé à blanc - il faudrait tout mélanger, tout - l'herbe avec les oeufs avec le lait les oeufs - la coquille est laissée de côté, sur un coin de la table - en poussant un peu, la coquille se casserait une seconde fois, en mille, par terre »
Olivier de SolminihacEcrivain
« Cet homme avait pris l'habitude de gober trois oeufs crus, à jeun, les matins. C'était un fortifiant visqueux qui dégrippait les mécanismes viscéraux, transformait en pâte onctueuse le schiste des organes refroidis et douloureux après l'insomnie. »
Alexandre LacroixEcrivain, essayiste
« Une jeune cévenole des causses aurait dit et alors ? C'est son pain quotidien. Ca tient au corps. Ca sent l'oeuf, et alors ? Mais notre ami devait se brosser les dents, pendant à peu près trois minutes et demi selon les recommandations de son dentiste et selon une manie qui en faisait désormais comme un rite sacramentel. Trois minutes et demi, pas plus. La nouvelle habitude des oeufs faisait problème à cet égard. Surtout à cause de sa hernie atavique qui rend les après-repas si désagréables. »
Benjamin DelannoyJournaliste
« Le nez le piquait. Il se retenait d'éternuer par peur de lui déplaire. Il caressait l'oeuf dans sa poche souhaitant que ce fut un mouchoir avec lequel il pouvait s'essuyer. Se moucher dans un oeuf, pas facile ! »
Pascal BrucknerRomancier, essayiste
« Heureusement le coq chanta pour la troisième fois, sa main se crispa, il brisa l'oeuf et songea qu'il devait trahir comme tout un chacun - ou du moins comme tous les pâtissiers prénommés Pierre. »
Bernard Maris †Economiste, journaliste
« Le sang coulait dans les travées de l'amphithéâtre Boutmy. Cécile s'était ouvert les veines. Elle avait séché sur les accords de Yalta, et Bébert en aimait une autre. C'était le temps où les sentiments pesaient lourd. Un appariteur fit son apparition, et hurla : »
Bertrand Poirot-Delpech †Journaliste, romancier
« chapitre II, le mystère s'épaissit. »
Anne WiazemskyEcrivain, comédienne, réalisatrice
« Tout est triste lorsqu'on commence à écrire. Mais ce qui a été triste jadis, ne l'est plus. Et alors ? »
Hector Bianciotti †Journaliste, écrivain
« Et alors ? Les élèves de Sciences Po ont pris les auteurs en otages et refusent de les libérer : ils leur imposent d'écrire un ouvrage collectif, c'est le carnage... »
Jérôme GarcinJournaliste, écrivain
« C'est difficile, car certains écrivent vite et respectent les délais et d'autres sont toujours en retard... Les auteurs vont alors prendre à leur tour des otages parmi eux... »
Catherine Wihtol de WendenPolitologue, sociologue
« A qui va-t-on demander leur rançon ? Ouvrir une souscription ou souscrire à une ouverture des prisons dans lesquelles ils se sont enfermés ? Chacun doit-il écrire afin d'obtenir sa liberté ou vaut-il mieux qu'un seul d'entre eux, le plus vif et le plus rapide, le fasse pour les autres ? »
Jacques AlmiraEcrivain
« Dans notre monde de contraintes, on peut encore, jusqu'à nouvel ordre, écrire ce qu'on veut. Je relis les phrases que je viens d'écrire et je me demande, tous comptes faits, si ce que je dis est vrai... on est tellement conditionné ! Mais, baste, la liberté, l'essentiel c'est d'y croire. »
Philippe Régibier
« Ce que nous écrivons à la queue leu leu sans nous être donné le mot et qui n'a ni queue ni tête aurait-il un sens caché qui nous échappe ? Au suivant de le déchiffrer. »
René Rémond †Historien, politologue
« N'ayant pas pu déchiffrer ce que mon prédécesseur a voulu exprimer puisque lui-même s'interrogeait sur le sens de ce qui n'avait ni queue ni tête, je suggère de redonner un sens à ce récit en s'interrogeant sur la portée de cette journée à laquelle vous avez eu la chance de participer. Quelle leçon en tire le suivant à qui je cède volontiers l'écriture. »
Gilles MénageHaut fonctionnaire
« aujourd'hui c'est ici un peu "LA CANTATRICE CHAUVE"... beaucoup de bruits, de voix, mais où est l'âme du MONDE ? Mon ami Eugène IONESCO rit avec moi ! L'AN 2000 arrive... vite regardons-nous et écoutons-nous !. »
Marie-Christine Choquet
« L'an 2000 ? Sublime, forcément sublime disent-ils. Alors revenons en arrière et grâce au bogue recommençons le XXe siècle. Au moins nous connaissons la fin de l'histoire alors que pour le XXIe siècle mon cher Francis ? »
Philippe RyfmanPolitologue
« Connaître la fin de l'histoire est d'une tristesse extrême... nous ne connaîtrons jamais la suite... avant le grand saut, c'est cela qui conduit au "carpe diem" »
Didier SchlactherEconomiste
Postface
« Ce cadavre exquis a été mis en ligne le 7 avril 2015 en hommage aux auteurs qui, parmi les participants, ont disparu depuis sa rédaction en 1999, et notamment Bernard Maris, assassiné le 7 janvier 2015. »
Mathias Daval